samedi, avril 14, 2007

Montaigne

Montaigne (1533-1592) est assurément l'un des plus grands écrivains et moralistes français! On ne peut mieux résumer sa philosophie par la pensée suivante: "J'aime mieux forger mon âme que la meubler." («Les Essais», livre III, chapitre 3) Il était pourtant un grand érudit, mais préférait résolument l'expérience de vie à la culture livresque. Dans son livre-phare, «Les Essais», il y a justement un chapitre intitulé «Des livres» (Livre II, chapitre 10). Voici ce qu'il en dit: "La science et la vérité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut aussi être sans elles; voire, la reconnaissance de l'ignorance est l'un des plus beaux et des plus sûrs témoignages de jugement que je trouve." On pense à Socrate! Et, plus loin: "Je souhaiterais bien avoir plus parfaite intelligence des choses, mais je ne la veux pas acheter si cher qu'elle coûte. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement, ce qui me reste de vie. Il n'est rien pourquoi je me veuille rompre la tête, non pas pour la science, de quelque grand prix qu'elle soit. Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honnête amusement; ou si j'étudie, je n'y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre: Has meus ad metas sudet oportet equus." [«Voilà le but vers lequel mon cheval doit suer». (Properce, IV, I, 70)] C'est le bon sens même! Quelle sagesse bien ordonnée!
On a discerné trois composantes dans «Les Essais»: stoïcisme, scepticisme, et épicurisme. Toutefois, la vision de Montaigne sur l'existence est beaucoup plus vaste et profonde! Le meilleur exemple en est peut-être le chapitre 12 du livre II, intitulé «Apologie de Raymond Sebond». Montaigne y condense de façon pénétrante sa philosophie de la vie. En voici le début: "C'est à la vérité une très utile et grande partie que la science: ceux qui la méprisent témoignent assez leur bêtise: mais je n'estime pas pourtant sa valeur jusqu'à cette mesure extrême qu'aucuns [certains] lui attribuent: Comme «Hérillos» le philosophe, qui logeait en elle le souverain bien, et tenait qu'il fût en elle de nous rendre sages et contents: ce que je ne crois pas: ni ce que d'autres ont dit, que la science est mère de toute vertu, et que tout vice est produit par l'ignorance. Si cela est vrai, il est sujet à une longue interprétation." Tout à fait d'accord, monsieur Montaigne! En effet, les personnes qui détiennent un «haut savoir» ne sont pas nécessairement plus sages que la moyenne des gens. On n'a qu'à songer aux faits et gestes de nos gouvernants, qui ne sont pas toujours orientés vers le mieux-être de la population. Ou encore, on sait qu'il existe des rivalités mesquines entre certains professeurs d'université (qui sont pourtant docteurs!). Il y en a même qui s'adjoignent les travaux de collègues ou d'étudiants! Donc, Connaissance n'est pas nécessairement synonyme de Sagesse!
Plus loin, à propos de la littérature, il écrit: "Moi je les aime bien [les lettres], mais je ne les adore pas." La nuance est importante: Montaigne sait faire la part des choses!
Le monde arabo-musulman fait souvent l'actualité internationale à notre époque. Montaigne se prononce clairement sur la pensée musulmane, sans maquillage de rectitude politique. Voici ce qu'il en dit: "Quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d'or et de pierreries, peuplé de garces [filles] d'excellente beauté, de vins, et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. Si aucuns des nôtres [Certains des nôtres (les chrétiens) sont aussi] tombés en pareille erreur, se promettant après la résurrection une vie terrestre et temporelle, accompagnée de toutes sortes de plaisirs et commodités mondaines. [...] Il faudrait lui dire [à Platon] de la part de la raison humaine: Si les plaisirs que tu nous promets en l'autre vie, sont de ceux que j'ai sentis ça-bas, cela n'a rien de commun avec l'infinité: Quand tous mes cinq sens de nature seraient combles de liesse, et cette âme saisie de tout le contentement qu'elle peut désirer et espérer, nous savons ce qu'elle peut: cela, ce ne serait encore rien: S'il y a quelque chose du mien, il n'y a rien de divin: si cela n'est autre, que ce qui peut appartenir à cette nôtre condition présente, il ne peut être mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel." Comme on le voit, dénonçant les promesses de l'islam, il n'épargne pas non plus la vision de l'au-delà du christianisme, ni celle de Platon! Son scepticisme n'épargne aucune religion ou courant de pensée! La franchise de Montaigne, en ces temps troubles de guerres de religions, est d'une audace (voire d'un courage) exemplaire! Son raisonnement est lumineux: la béatitude divine n'a rien à voir avec nos aspirations terrestres les plus hardies! Le fini n'a aucune mesure avec l'infini!
On a raison de placer Montaigne parmi les plus grands philosophes! Les citations que j'ai fournies le prouvent amplement! Toutefois, je crois qu'il préfère qu'on le considère comme un grand humaniste. Quant à moi, il m'apparaît que la beauté de sa pensée s'apprécie du fait qu'il est un grand écrivain! Lire «Les Essais», c'est mieux saisir la nature humaine et ses rapports avec la réalité. Qu'un tel homme ait vécu et écrit, vraiment, le plaisir de vivre en a été augmenté!

1 commentaire:

Patrick17 a dit...

J'ai plaisir à saluer votre singularité, votre courage à exprimer votre for intérieur, si bien construit dans vos citations et vos observations.

J'apprécie aussi vos "diamants intérieurs" : vivent la sensualité et les émotions qui nous font ressentir la vie !